L'auteur retrace les modèles au sujet des toxicomanies ayant mené à une conception élargie de la dépendance. Le 19e siècle verra s'élaborer le modèle moral par les mouvements de tempérance et le modèle de maladie, que les écrits de Jellinek cristalliseront en 1960. L'extension du concept de dépendance prendra forme par les travaux de Cahalan et al., de Marlatt et de Szasz tandis que Peele proposera de concevoir le rapport aux psychotropes comme un cas particulier d'un rapport plus global au milieu.

The author recounts substance abuse models having lead to an enlarged view of dependency. In the 19th century, the temperancy movement put forth the moral model. The disease model found fill recognition through the works of Jellinek in 1960. The works of Cahalan et al., Marlatt and Szasz shaped the extension of the dependency concept while Peele proposes to conceptualise the addiction experience as a specifie instance of a more global rapport to the environment.

Further Reading

 

Pshychotropes, Vol. I, No 1 printemps-été 1983.

Stanton Peele, ou l'extension du concept de dépendance

Louise Nadeau [ * ]

 

Stanton Peele aborde des questions épineuses du domaine de l'usage et de l'abus des psychotropes : celle des modèles ou systèmes qui nous permettent de comprendre et d'interpréter les toxicomanies et celle du concept de dépendance qui nous renvoie à une nouvelle lecture de la réalité.

Les modèles

L'ivresse est connue depuis la plus haute Antiquité : depuis toujours, les grandes oeuvres mentionnent le pouvoir magique du vin. L'intoxication causée par la consommation excessive d'alcool a elle aussi fait l'objet de descriptions innombrables au cours des siècles. Mais l'alcoolisme en tant que syndrome complexe et caractérisé n'a été décrit que beaucoup plus récemment. Sa description est concomitante à l'avènement de la technologie et à l'élaboration des grandes classifications psychiatriques. Le 19e siècle verra naître les deux premiers grands courants d'interprétation du phénomène de la surconsommation alcoolique et de la dépendance vis-à-vis de l'alcool: pour ceux et celles qui soutiennent les ligues de tempérance, les alcooliques sont des vicieux; pour certains médecins, les alcooliques sont des malades.

C'est en 1826 qu'a lieu, à Boston, la première réunion d'une société de tempérance. Quelque 90 ans plus tard et après avoir façonné l'opinion publique, ces mouvements aboutiront à la prohibition, c'est-à­dire à l'interdiction de fabriquer et de vendre de l'alcool. Parallèlement, en 1852, un médecin suédois, Huss, utilise pour la première fois la notion d'alcoolisme chronique et le définit comme une maladie. Cette conception sera reprise en Angleterre quelque 20 ans plus tard par Anstie, puis, de 1876 à 1914, par les médecins membres de l'American Association for the Study and Cure of Inebriety. Ce décor, planté au siècle dernier, verra s'élaborer des cadres de référence contradictoires, antinomiques qui servent encore à interpréter les conduites de surconsommation d'alcool et des autres psychotropes.

Le modèle moral

Ce sont les croisades de tempérance, qui ont balayé le Québec après les événements de 1837, et le mouvement prohibitionniste aux États-Unis et au Canada qui propagent l'idée que la consommation excessive d'alcool est de l'ivrognerie et constitue un vice. Pour sa part, le buveur excessif est perçu comme un pécheur qui sciemment commet une faute.

Les explications proposées par les membres des sociétés de tempérance mettent l'accent sur la responsabilité individuelle du consommateur. Par ailleurs, force nous est de reconnaître qu'en dépit d'efforts collectifs concertés pour développer à l'endroit des toxicomanies une attitude morale neutre, nos attitudes profondes restent, semble-t-il, très stigmatisantes, donc très proches du modèle moral. Il semble que notre regard premier sur les conditions déviantes auto-infligées — l'obésité, l'alcoolisme, la dépression même — soit non seulement la désapprobation mais aussi le blâme. De Mijolla et Shentoub (1973) soulignent cette ambivalence persistante :

Nous pouvons imaginer être les victimes d'un grave accident automobile entraînant la mon d'un de nos proches très aimé. Notre haine et notre désir de vengeance ne seront pas les mêmes si le responsable de notre malheur est un conducteur ayant perdu le contrôle de sa voiture à la suite d'un malaise cardiaque, par exemple, ou « un chauffard» en état d'ivresse > [ 1 ].

C'est en réaction aux explications du modèle moral que la psychanalyse et la médecine ont proposé des modèles explicatifs cherchant à déculpabiliser le buveur. L'idée selon laquelle l'abus de psychotropes constitue le symptôme de difficultés sous-jacentes, idée qui est devenue depuis un concept courant, fut émise pour la première fois par Freud, dans la période de 1888 à 1900. Dans les textes subséquents décrivant la liaison d'amour qu'entretient l'alcoolique avec le vin, Freud évoque le deuil inévitable que provoquera chez le malade la décision ou la contrainte de rompre sa relation symbiotique, à savoir la décision ou la contrainte de devenir abstinent.

En 1960, Jellinek publie The Disease Concept of Alcoholism. Cette oeuvre s'impose rapidement comme un ouvrage sine qua non pour tous les alcooli­gues parce qu'elle répond au besoin de mettre en évi­dence le rôle des effets pharmacologiques de l'alcool dans la toxicomanie alcoolique (par opposition au rôle des conflits intra-psychiques avancé par la psychiatrie d'orientation analytique). lellinek affirme que l'alcoolisme est une maladie, c'est-à-dire un processus physiologique. Ce processus, prédictible et irréversible, suit toujours une courbe de progression. Ainsi, après un premier verre, les individus ayant développé une dépendance physique vis-à-vis de l'alcool boivent, à ce qu'il semble, contre leur volonté et de manière incontrôlée (c'est le « loss of control »). Et cela, non parce qu'ils sont vicieux ou émotionnellement perturbés, mais en raison d'un processus physiopathologique. Le génie de Jellinek fut sans doute de présenter ses observations sous forme d'hypothèses et de suggérer l'existence d'autant « d'espèces d'alcoolismes» qu'il y a, par exemple, de lettres dans l'alphabet grec: le phénomène de l'alcoolisme cessait ainsi d'être monolithique et adoptait la forme d'une série de désordres ayant des caractéristiques distinctes.

Les descriptions de Jellinek évoquent des situations familières: quelle personne assujettie aux psychotropes, à la nourriture ou à une autre personne n'a pas vécu « l'obsession mentale» rapportée par JelIinek, ou cette impression de maintenir des comportements assujettissants « contre sa volonté »? Ressentir la contrainte (subjective sans doute) de ne pas pouvoir ne pas trop boire, ne pas trop manger, ou les deux; être engagé dans une relation « amoureuse » blessante, autodestructrice et rester incapable de ne pas prendre jour après jour des actions en faveur du maintien de la relation : l'épouvantable impression de ne pas avoir le choix, d'être prisonnier d'un processus qui transcende la volonté. Mais c'est le propos de Peele — non le mien — de traiter des manifestations de l'assuétude.

L'extension du concept de dépendance

Les réflexions de Peele s'insèrent parmi les textes qui, à partir de 1962, contesteront le modèle biomédical ou traditionnel de l'alcoolisme. Quels pourraient être les écrits marquant les étapes de l'élaboration de cette gestalt encore imprécise qui débouche sur une extension du concept de dépendance? La période 1962-1979 a donné lieu à une pléiade de travaux, dont plusieurs sont remarquables. J'ai choisi de faire état des travaux de Cahalan, de Marlatt et de Szasz parce que ces écrits ont fourni des données empiriques nouvelles pour comprendre et interpréter les toxicomanies.

Les membres de l'équipe de Cahalan proposent de représenter les comportements du boire excessif comme des variables multidimensionnelles continues produisant différents syndromes. En termes profanes, les données de Cahalan indiquent qu'il est préférable d'imaginer que les consommateurs d'alcool se distribuent sur un même continuum, de l'abstinent au consommateur excessif et chronique, plutôt que de postuler l'existence d'une ligne frontière imaginaire divisant la population en deux : d'un côté, les alcooliques et de l'autre, les non-alcooliques. Bref, il en irait de la dépendance vis-à-vis de l'alcool comme de la distribution du poids : nous nous répartissons tous sur un continuum, du plus maigre au plus gros, et notre position sur ce continuum, même si elle est assez fixe pour la plupart d'entre nous, peut néanmoins être variable dans le temps.

Profitant de la propriété de la vodka qui rend identiques au goût une consommation constituée d'une portion de vodka et de cinq portions de « tonic water » bien froid et une consommation de « tonic water » bien froid, il fut possible d'effectuer avec des sujets alcooliques et non alcooliques des études sur l'effet placebo de l'alcool. Dès 1973, Alan Marlatt a pu établir qu'à faibles doses, ce que l'on croit boire — lorsque, par exemple, un sujet croit qu'il boit un mélange de vodka et de « tonic water » alors que, dans les faits, il boit seulement du « tonic water » — influe davantage sur le comportement que ce que l'on boit réellement : les pensées et les images subjectives de chacun sur les effets de l'alcool sont une composante bien réelle des manifestations comportementales de l'« état d'ébriété». Ainsi, si l'analyse des « écarts de conduite» qui se produisent sous l'empire de l'état alcoolique, résumés fort à propos par Freud lorsqu'il constate que « l'alcool lève les inhibitions et détruit les sublimations », a historiquement mis l'accent sur le rôle pharmacologique primordial de l'alcool comme dépresseur du système nerveux central, ces recherches sur l'effet placebo de l'alcool forcent une reconceptualisation des composantes de l'intoxication éthylique: la physiologie doit être perçue comme réagissant en étroite interaction avec le pouvoir subjectif — croyances, désirs, attitudes — que le consommateur accorde à l'alcool.

En 1974, Szasz publie les Rituels de la drogue. Sa thèse, grosso modo, est la suivante: les phychotropes qualifiés de dangereux ne le sont pas pour des raisons objectives, c'est-à-dire en raison de l'intensité des effets pharmacologiques du produit, mais parce que ces substances sont étrangères à la culture occidentale: sont « purs» les psychotropes bien de chez nous, indigènes, nommément l'alcool et le tabac et ce, sans égards pour les conséquences néfastes que ces produits peuvent avoir pour l'individu et la société; sont « impurs » les psychotropes appartenant aux autres cultures, exogènes, à savoir le cannabis, les opiacés, et leurs dérivés: ces produits, parce qu'étrangers, constituent une menace (tels les sales étrangers) et sont le lieu de nos projections maladi­ves. Ces psychotropes « impurs» sont pharmacologi­quement classifiés comme dangereux et légalement définis comme illicites. Cette stratégie d'autoprojection du groupe dominant, c'est-à-dire de celui qui a le pouvoir de définir les situations, a pour consé­quence la stigmatisation sociale de ceux qui commet­tent le « mal » (lire : les usagers de psychotropes illicites). Ces pécheurs à qui l'on appose l'étiquette de toxicomanes suite à leur simple commerce, abusif ou non, avec un produit illicite, sont posés en boucs émissaires. En les sacrifiant, on espère protéger l'intégrité du groupe. Pour sa part, l'usager de drogues illicites obtiendra la rémission de ses fautes en admettant qu'il est malade et qu'il a besoin, pour son bien, de traitements. Ainsi, en apposant l'étiquette de malades à ceux qui dévient de la norme (aux obèses, aux homosexuels, aux toxicomanes et tutti quanti), l'État se dote, par l'industrie du traitement, d'un appareil de contrôle (c'est-à-dire d'oppression) aussi efficace que puissant. En conclusion, Szasz propose de considérer comme une manifestation de l'impérialisme occidental à l'endroit du Tiers-Monde les ententes internationales qui rendent illicites (en les définissant comme pharmacologiquement dangereux) les psychotropes qui, pendant des millénaires, furent les plantes amies de ces cultures dites sous-développées.

Conclusion

Cahalan, Marlatt, Szasz et beaucoup d'autres chercheurs, ont permis l'émergence d'une extension du concept de dépendance. Même s'il faut reconnaître que la gestalt proposée par Peele n'est pas aussi limpide qu'on le souhaiterait, cette ébauche projette une autre image de la toxicomanie: le rapport aux psychotropes cesse d'être encapsulé dans une apparente spécificité pour devenir un cas particulier d'un rapport plus global à l'environnement. Aussi, des expressions comme « trouver refuge» dans l'alcool ou dans l'amour prennent-elles leur sens plein, tandis que la panique et l'angoisse du toxicomane sont mises en relation avec la panique et l'angoisse qui accompa­gnent quelquefois la séparation de deux personnes.

Et pourtant l'essentiel de la question d'une extension du concept de dépendance reste ouvert. Dire que notre vie se joue dans l'équilibre fragile de la dépendance et de l'indépendance ne suffit pas pour répondre aux interrogations presque trop simplistes qui sont là. Quand donc le plaisir cède-t-il sa place aux problèmes? Comment distinguer la dépendance du besoin que nous avons des autres? N'est-ce pas une illusion de croire que nous avons la liberté de choisir nos dépendances? Inutile ici d'attendre des réponses univoques : elles sont sans doute idiosyncratiques, multivariées et complexes. Par ailleurs, j'aime à trouver une consolation devant ces incertitudes en me rappelant qu'il existe sans doute une condition plus lourde à porter que celle de la dépendance : et c'est peut-être celle d'être incapable d'attachement.

Notes

  • * L'auteur est responsable du Certificat en toxicoma­nies à la Faculté de l'éducation permanente de l'université de Montréal.
  1. De Mijolla, A., Shentoub, S.A. (1973), Pour une psychanalyse de l'alcoolisme, Paris, Payot, p. 367-368.