Les États-Unis présentent un ensemble de paradoxes dans (1) leur conception de l’addiction et son étiologie, (2) les tendances dans le traitement de l’addiction, (3) la prévalence probable de l’addiction au siècle prochain. Au moment où la science américaine réduit l’addiction aux impulsions cérébrales résultant de la consommation de drogue, une tendance tout aussi forte consiste pour les Américains à voir les investissements compulsifs de tous types (par exemple, dans les jeux vidéo) comme potentiellement addictifs. Bien que le modèle neurobiologique de l’addiction promette une pharmacothérapie et d’autres traitements médicaux, les pratiques de traitement en plus fortes augmentations (outre l’approche en douze étapes, qui n’est elle-même pas médicale) sont les approches environnementales, cognitives et comportementales. Bien que l’espoir de remèdes médicaux et de vaccinations prédomine, quasiment personne aux États-Unis ne croit que l’addiction sera vaincue, ou même réduite.

Conférence prononcée aux 30e Journées nationales de l’ANITEA, « Grandir parmi les addictions ». J’ai discuté les idées de cet article avec Alan Marlatt, Tom Horvath, et Archie Brodsky.

Further Reading

 

Psychotropes, Vol. 15 n° 4, 2009, pp. 27-40.

L’Amérique en guerre contre l’addiction

Stanton Peele
Membre de la Drug Policy Alliance
19e Kensington Rd. - Chatham - NJ 07928 - États-Unis

 

La signification même du terme « addiction » est actuellement l’objet de controverses. La définition et l’utilisation de l’addiction ont changé plusieurs fois au XXe siècle. À un moment, l’addiction ne s’appliquait qu’à l’héroïne et aux drogues comparables de type stupéfiant. Mais la définition – l’image – de l’addiction a été élargie pour inclure la cocaïne et la nicotine dans les années 1980, et dans les années 1990 la marijuana. Les tentatives supplémentaires d’étendre l’addiction, pour englober les investissements hors drogue – dont le jeu, les jeux vidéo, les achats, le sexe, et autres –, ont été jusqu’à présent repoussées par l’American Medical Association et les American Psychiatric Associations, ainsi que par le National Institute on Drug Abuse (NIDA).

L’actuel Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV-TR) de l’American Psychiatric Association (2002) et la Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement – ou CIM-10 (OMS, 1992) – n’emploient pas le terme « addiction », et divisent à la place les problèmes de toxicomanie entre les catégories « dépendance » et « usage abusif ». Bien que le NIDA s’attache avant tout à identifier l’addiction par l’imagerie des impulsions cérébrales, personne aux États-Unis n’est déclaré « sous l’emprise d’une addiction » ou « dépendant » par imagerie cérébrale. Au lieu de cela, le DSM-IV-TR et la CIM-10 définissent ces états selon des critères expérientiels et comportementaux.

La directrice du NIDA, la neuroscientifique Nora Volkow, et d’autres (O’Brien et al., 2006) ont plaidé pour un retour au terme addiction dans DSM-5, qui est actuellement en cours de rédaction pour une publication prévue en 2012. Volkow et al. considèrent la dépendance comme une conséquence habituelle de la consommation pharmaceutique thérapeutique, et cherchent à n’appliquer l’addiction qu’à la consommation compulsive de substances illicites. Comme je le relevais dans The Meaning of Addiction (Peele, 1985/1998), les prétendus symptômes de dépendance physique, tel que le syndrome de sevrage, ne sont pas réservés à l’addiction : « le sevrage n’est rien de plus qu’une réadaptation homéostatique au retrait de n’importe quelle substance – ou stimulation – qui a eu un impact notable sur l’organisme. » Mais mon argument ici est que ce truisme va exactement à l’encontre de l’argument formulé par Volkow et al. C’est-à-dire que, au lieu d’illustrer le fait que l’addiction est une maladie distincte, il montre qu’elle fait partie du continuum de l’expérience humaine.

Au moment où la terminologie concernant l’addiction est débattue, l’idée qu’elle s’applique à des activités autres que la consommation de drogue affleure en permanence. L’addiction est employée à la fois communément et cliniquement pour évoquer l’attachement compulsif et destructeur aux investissements dans le jeu, le sexe, l’électronique (par exemple, les jeux vidéo) et autres. Mais toutes les tentatives d’élargir les définitions « officielles » de l’addiction au-delà du champ des drogues ont été rejetées par les American Medical and Psychiatric Associations, et heurtaient la mission spécifique du National Institute on Drug Abuse. DSM-IV-TR affronte la dépendance dans sa partie sur les troubles liés à la consommation d’une substance – on ne voit pas clairement, comment et où seraient classés les « troubles addictifs » hors drogue. Seraient-ils associés à la consommation compulsive d’une substance dans la même partie, désormais intitulée « troubles addictifs », ou leur attribuerait-on une partie distincte ?

En 2009, Volkow a mené la transformation de l’American Society of Addiction Medicine (ASAM) en un comité de certification médicale pour les fournisseurs de traitement de l’addiction (l’American Board of Addiction Medicine, ou ABAM). La médecine de l’addiction n’avait pas été jusque-là une spécialité médicale reconnue. Mais, selon Volkow : « Des années de recherche scientifique ont démontré que l’addiction à la drogue est une maladie cérébrale. » L’ABAM affirme que la certification du comité sera basée sur l’utilisation de traitements fondés sur des données probantes. Le NIDA et les chercheurs d’orientation comparable en neurobiologie aspirent à des traitements purement médicaux agissant directement sur les parties du cerveau dont ils affirment qu’elles sont les sources de l’addiction. Pourtant, les traitements empiriques les plus courants sont les thérapies cognitives et comportementales (TCC), comportant le soutien motivationnel, le développement des compétences, l’approche de renforcement communautaire et autres, qui insistent sur le changement cognitif, comportemental et environnemental.

De plus, l’Amérique est profondément imprégnée – et l’ASAM l’a toujours promue – de la démarche de soin en 12 étapes des Alcooliques anonymes (aussi désignée comme le « programme de rétablissement »). Le président fondateur de l’ASAM, G. Douglas Talbott, a été un promoteur vigoureux (et même coercitif) des AA et de la philosophie des 12 étapes (Peele et al., 2002) – et la plupart des meilleurs établissements de soin privés soutiennent cette orientation. Le traitement en douze étapes est extrêmement excluant – c’est-à-dire qu’il a traditionnellement rejeté la valeur de toute forme de traitement autre que les 12 étapes. Ainsi la manière dont la nouvelle spécialité de l’ABAM fusionnera les nouveaux traitements médicaux en train d’émerger, les TCC, et le traitement traditionnel en 12 étapes, est un défi considérable comportant de nombreux écueils et conflits potentiels. Selon le président de l’ABAM Kevin B. Kunz : « Nous avons besoin d’une démarche d’équipe, et les médecins de l’addiction tiennent en très haute estime ceux qui font un travail remarquable dans les programmes en 12 étapes. »

Parmi les défis à relever par la rédaction de DSM-5 et par une spécialité interne de l’addiction, il y a leurs positions à l’égard de la Réduction des risques, ou le progrès non abstinent et la rémission de l’addiction. DSM-IV définit la dépendance par l’apparition d’une série de problèmes, et la rémission comme leur absence. Donc, alors que les 12 étapes et le traitement traditionnel américain sont impérativement axés sur l’abstinence (comme je l’ai décrit dans Psychotropes, Peele, 1985), DSM-IV est un document de Réduction des risques. Il raccroche les diagnostics liés à la consommation d’une substance, et la rémission uniquement à des problèmes, et non à l’utilisation elle-même – c’est-à-dire qu’une personne sans problème, qui boit de l’alcool ou consomme des drogues, ne peut pas être diagnostiquée comme toxicomane au sens de DSM-IV-TR, ni comme étant en rémission si elle en consomme sans avoir de problème, même si elle était auparavant dépendante d’une substance. Il s’agit là d’une question décisive aux États-Unis. Bien que la Réduction des risques ait progressé dans les cercles de la santé publique, il s’agit là d’une position encore minoritaire, contrairement à la plupart des autres pays occidentaux. La manière dont une DSM-5 tournée vers l’avenir et l’ABAM traiteront de la Réduction des risques, reste mystérieuse.

L’histoire de l’addiction

Bien que la médecine américaine conçoive l’addiction comme une réalité scientifique et biologique inattaquable, le concept d’addiction a une histoire (Peele, 1985/1998 ; 1990). Pendant une grande partie de l’Antiquité et jusqu’à la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, l’addiction renvoyait à la force des habitudes des gens dans de nombreux domaines différents. « Addicted to » était équivalent en anglais à « avait la passion de ». Au début du XXe siècle, les conceptions médicales de l’addiction se sont consolidées, en particulier aux États-Unis, et les contours d’un syndrome de l’addiction ont été tracés pour les stupéfiants, en particulier l’héroïne qui était devenue le stupéfiant le plus notoire de la première moitié du XXe siècle.

Le syndrome d’addiction narcotique était censé différencier précisément les stupéfiants et l’héroïne de toutes les autres drogues. Selon cette conception, la consommation de stupéfiants engendre inévitablement une condition physique allant en s’aggravant et irréversible, marquée par l’impossibilité d’arrêter sans un sevrage traumatisant. Ces idées ont marqué une rupture avec de nombreux siècles d’expérience des stupéfiants. Par exemple, les solutions d’opiacés comme le laudanum étaient largement utilisées aux États-Unis et en Grande-Bretagne, même pour les nourrissons, au XIXe siècle. Cependant, « il y a peu de preuve qu’il y ait eu d’importants effectifs de morphinomanes à la fin du XIXe siècle… La consommation de morphine et le problème, tel qu’il est défini médicalement, de l’auto-administration hypodermique ont été étroitement liés à l’élaboration médicale d’une conception pathologique de l’addiction… [et] sont devenus un problème urgent – à une époque où […] la consommation et l’addiction à l’opium en général tendaient à décliner, et non pas à augmenter. » (Berridge et Edwards, 1987, p. 147-150)

L’extension du concept de l’addiction au-delà des stupéfiants est survenue relativement tard au XXe siècle. Quand les pharmacologues se sont intéressés à l’augmentation de la consommation de substances illicites dans les années 1960, « l’addiction » (ou, plus tard, la prétendue dépendance physique) était encore appliquée aux seuls stupéfiants parmi les substances illicites. La cocaïne, la marijuana, les amphétamines et autres ne provoquaient pas ce syndrome, affirmaient dans les années 1970 les pharmacologues de l’OMS. À cette époque, les pharmacologues de l’Organisation mondiale de la santé ont présenté une description clairement définie de l’addiction, dont ils supposaient qu’elle se limitait aux stupéfiants (OMS, 1957). Mais face à la grande variété de substances que les humains consommaient par récréation et par habitude, ce même groupe a rebaptisé l’addiction, « dépendance » en 1964 (OMS, 1964).

En 1964, le Comité d’experts de la pharmacodépendance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a changé de nom en remplaçant « Addiction » par « Dépendance ». À cette époque, ces pharmacologues ont identifié deux sortes de dépendance à la drogue, physique et psychique. « La dépendance physique est une conséquence inévitable de l’action pharmacologique de certaines drogues pour une quantité et une période d’administration suffisantes. La dépendance psychique, bien qu’elle soit aussi liée à une action pharmacologique, est plus particulièrement une manifestation de la réaction individuelle aux effets d’une drogue spécifique et varie selon l’individu ainsi que selon la drogue. » Dans cette formulation, la dépendance psychique « est le plus puissant de tous les facteurs impliqués dans l’intoxication chronique aux drogues psychotropes… même dans le cas du besoin le plus impérieux et de la perpétuation de l’usage compulsif ».
(Peele, 1985/1998, p. 20)

L’addiction a été redéfinie plus récemment en ce qui concerne la cocaïne. C’est seulement dans les années 1980, quand la consommation de cocaïne est devenue plus à la mode, que l’attention est passée du syndrome de manque classique, qui caractérisait la consommation de stupéfiants, aux explosions intensives d’intoxication à la drogue typiques de la cocaïne, et le concept d’addiction a été étendu pour inclure cette consommation de drogue.

Au milieu des années 1980, la cocaïne avait supplanté l’héroïne en tant que drogue réputée la plus dangereuse et rapidement addictive… L’addiction à la cocaïne (et plus tard au crack) est devenue la principale focalisation du financement gouvernemental de la recherche et du traitement de la consommation de drogues illicites. Comme la cocaïne n’avait pas été classée comme une drogue capable d’engendrer une dépendance physique, les effets expérientiels obligeant à continuer à consommer de la drogue revinrent encore une fois au premier plan de la théorisation de l’addiction.
(Peele et DeGrandpre, 1998)

Les théoriciens se sont tournés vers les effets subjectifs de la drogue pour expliquer l’addiction à la cocaïne :

[Le fait que] la cocaïne ne produit pas de graves symptômes de sevrage physiologique […] prouve que les expériences subjectives ou les symptômes autres que l’inconfort physiologique, sont fondamentaux dans l’addiction à la cocaïne et autres substances toxiques… [L]es chercheurs étudient maintenant comment les symptômes psychologiques du sevrage, en particulier les humeurs désagréables et le besoin impérieux de l’euphorie créée par la drogue, entretiennent l’addiction chronique à la drogue.
(Gawin, 1991, p. 1580)

La marijuana a été requalifiée de la même manière comme addictive dans les années 1990 (Wilson et al., 2004). La reconnaissance de l’addiction au Valium® et autres produits pharmaceutiques s’est également répandue à cette période.

Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, les experts se sont employés à diviser l’addiction en composantes physiques et psychologiques, alors même qu’ils minimisent ces distinctions. DSM-IV-TR et CIM-10, en remplaçant « addiction » par « dépendance », associent ce qu’ils considéraient auparavant comme des symptômes psychiques et physiques de dépendance. Mais les mêmes questions insolubles, inhérentes à l’idée dichotomique selon laquelle l’addiction existe en tant que syndrome biologique qui peut être mesuré indépendamment de l’existence humaine, persistent – par exemple, DSM-IV-TR (même si ce n’est pas le cas de CIM-10) admet une appellation particulière pour la dépendance physique.

La dichotomie de l’addiction n’est pas – elle ne l’a jamais été – soutenable. Comme je le décris dans The Meaning of Addiction :

Ce à quoi les pharmacologues de l’OMS […] et d’autres s’accrochent en conservant la catégorie de la dépendance physique, est l’idée selon laquelle il y a un processus purement physiologique associé à des drogues spécifiques, permettant de décrire le comportement résultant de leur consommation […] Ceci est impossible, car ce qui est identifié comme des caractéristiques pharmacologiques n’existe que dans les sensations et les interactions avec son environnement de l’usager de drogue. La dépendance est, après tout, une caractéristique des individus et non pas des drogues.
(p. 23)

La portée des changements de signification de l’addiction

Le fait qu’il y ait une histoire du concept de l’addiction, nous dit que l’addiction n’est pas un idéal platonicien, ou une entité neurobiologique. La signification du mot change en permanence – comme elle l’a fait assez récemment, et le fait en ce moment même. L’un des changements récents les plus fascinants – pas toujours reconnu comme tel – se trouve dans le fait de qualifier le tabagisme d’addictif. Bien que j’aie relevé que les cigarettes sont addictives dans Love and Addiction (Peele, 1975), cela n’avait pas été accepté par les spécialistes des drogues. Le « Rapport de référence pour 1964 du ministre de la Santé » qualifiant le tabagisme de nocif – Smoking and Health (USDHEW, 1964) – rejetait l’idée que le tabagisme était addictif, et se donnait beaucoup de mal pour expliquer minutieusement que cela représentait plutôt une « accoutumance », par distinction avec l’addiction aux drogues (p. 351).

Smoking and Health décrivait l’addiction tabagique en termes expérientiels (p. 350) : « Les gros fumeurs de cigarettes, qui inhalent, décrivent souvent cet acte comme une expérience sensorielle agréable qui constitue pour eux l’une des premières motivations de continuer à fumer. » En résumé, « La consommation habituelle de tabac est liée en premier lieu à des motivations psychologiques et sociales, renforcées et perpétuées par les actions pharmacologiques de la nicotine sur le système nerveux central, cette dernière étant perçue subjectivement soit comme un stimulant, soit comme tranquillisante (sic), en fonction de la réponse individuelle » (p. 354, italique ajouté par l’auteur).

Au lieu de fournir une explication indiquant pourquoi le tabagisme n’est pas addictif, ceci constitue en fait un modèle expérientiel de l’addiction. L’intérêt de prendre note d’une telle définition, est que rien ne la limite à traiter l’addiction comme étant exclusivement un effet de la drogue – l’expérience « stimulante ou tranquillisante » à laquelle les fumeurs peuvent finir par s’attacher de manière addictive, peut être produite par des investissements et des activités absolument hors substance. Cela se produit, quand un investissement ou une expérience puissante, préoccupante ou accaparante (a) fournit des gratifications psychiques essentielles, tel qu’un sentiment de confort, de contrôle, d’excitation, ou de sa valeur personnelle ; néanmoins (b) l’engagement dans l’activité a des effets de plus en plus néfastes sur l’existence.

En 1988, la position selon laquelle le tabagisme n’était pas addictif n’était plus politiquement viable. Le ministre de la Santé a donc publié un rapport intitulé Nicotine and Addiction (USDHHS, 1988), destiné à prouver que nicotine et tabagisme étaient bien addictifs. Mais aucune recherche supplémentaire n’a été nécessaire pour qualifier le tabagisme d’addictif. Des millions de gens avaient consommé des cigarettes pendant des décennies, et les gens utilisaient le tabac depuis des siècles. Mais un changement culturel était intervenu dans la définition de l’addiction à cause de ces facteurs :

  1. diffuser des informations sur les effets nocifs du tabagisme dans le Rapport du ministre de la Santé de 1964 n’a pas éradiqué le tabagisme, et il fallait que les responsables de la santé publique placent la barre plus haut ;
  2. l’addiction était redéfinie au-delà du champ des stupéfiants, par exemple pour la cocaïne, et sa définition était désormais élargie pour inclure le tabac/la nicotine ;
  3. un plus grand réalisme prévalait sur la variabilité des réactions – et les schémas de consommation avec elle – aux stupéfiants et aux autres substances illicites puissantes ;
  4. la légalité d’une substance n’était plus perçue comme incompatible avec l’addiction, et on ne considérait plus que les toxicomanes fussent des psychopathes ;
  5. les effets expérientiels d’une substance sont devenus le centre de l’addiction, même si une drogue n’était pas toxique au sens conventionnel ;
  6. l’addiction était désormais caractérisée en premier lieu par les schémas de consommation compulsive des gens et leur difficulté à arrêter.

Les implications de la redéfinition du tabagisme comme addictif vont au-delà de ce seul changement. La redéfinition montre que les préoccupations politiques et sociales motivent la définition de l’addiction, que les éléments de l’usage d’une substance considérés comme fondamentaux pour la définition évoluent, que la tendance va inévitablement vers un élargissement du concept, car l’addiction est démystifiée et clairement apparente dans les activités et les circonstances quotidiennes. En conséquence, les gens perçoivent maintenant le syndrome d’addiction qui intervient dans toutes sortes d’habitudes compulsives, destructrices. Ainsi je décrivais les expériences addictives dans Love and Addiction et The Meaning of Addiction (et aussi dans la première édition de Psychotropes, Peele, 1983) :

Les gens développent une addiction aux expériences. L’expérience addictive est la totalité de l’effet produit par un investissement ; cela provient des sources pharmacologiques et physiologiques, mais prend sa forme définitive dans les constructions culturelles et individuelles de l’expérience. La forme la plus reconnaissable d’une addiction est un attachement extrême, dysfonctionnel, à une expérience extrêmement nocive pour la personne, mais qui est une partie essentielle de l’écologie de cette personne et à laquelle cette dernière ne peut pas renoncer. Cet état est la conséquence d’un processus dynamique d’apprentissage social dans lequel la personne trouve une expérience gratifiante, parce qu’elle remédie à des besoins ressentis urgemment, alors que sur la durée elle détériore la capacité de la personne à faire face et son aptitude à produire des sources stables de gratification à partir de son environnement.

Parce que l’addiction est définitivement un phénomène humain, elle engage chaque aspect du fonctionnement d’une personne, à commencer par les récompenses (telles qu’interprétées par l’individu) que fournit un investissement, et le besoin individuel de ces récompenses. La motivation à poursuivre l’investissement, en comparaison avec d’autres investissements, est fonction d’une couche supplémentaire des variables sociales, situationnelles et de la personnalité. Tous ces éléments fluctuent en permanence étant donné qu’un individu grandit, change d’environnements, développe des mécanismes plus matures pour faire face, perd et gagne de nouvelles opportunités de satisfaction, et est soutenu ou découragé quand il s’agit de se forger de nouvelles manières de penser et idées de soi. Il y a des éléments indéterminés – par exemple, ceux activés par les engagements moraux de la personne – qui ont une incidence sur le fait qu’elle continuera ou non à revenir à une expérience qui devient progressivement plus néfaste pour le reste de sa vie. Même après que la personne a développé un attachement addictif, elle peut subitement (aussi bien que progressivement) modifier les valeurs qui entretiennent l’addiction. C’est là le remarquable processus du mûrissement, ou de la rémission naturelle de l’addiction.
(Peele, 1985/1998, p. 97-98)

L’avenir de l’addiction

L’addiction – comme concept et comme réalité – nous accompagnera toujours. C’est une illusion du XXIe siècle encouragée de manière officielle, que d’imaginer que nous trouverons la source de l’addiction, et que nous la guérirons. Cette illusion est particulièrement séduisante pour les Américains qui aiment à imaginer les problèmes comme des maladies, puis s’en remettent à leurs solutions médicales. Les Américains considèrent comme un progrès scientifique d’imaginer que nous sommes en train de découvrir les sources de l’addiction dans le cerveau, et que nous pouvons les traiter et les supprimer.

Mais, bien qu’il reçoive un large soutien purement formel, quasiment personne ne croit vraiment à ce modèle neurobiologique de l’addiction qui prédomine aux États-Unis. D’abord, presque chaque traitement de l’addiction fondé sur des données probantes actuellement reconnues est une thérapie cognitive et comportementale (TCC) comportant l’entretien de motivation, des interventions brèves, le développement des compétences, et l’approche de renforcement communautaire. Ces TCC partagent les caractéristiques suivantes : elles prennent en compte les motivations et les récompenses du monde réel ; elles se concentrent sur la manière dont les gens font face aux problèmes et aux environnements de leur existence ; elles exploitent les valeurs et systèmes de croyances des gens ; et elles reconnaissent et réagissent aux améliorations progressives dans les vies des gens, au lieu d’insister sur l’abstinence.

Pourtant, toutes ces caractéristiques sont absentes des thérapies médicales. Comme si les autorités médicales américaines disaient : « Nous connaissons les caractéristiques des thérapies qui fonctionnent, mais nous voulons développer des traitements purement médicaux se passant de chacune d’entre elles. » Cela n’a pas de sens, ni logiquement, ni déontologiquement, ni scientifiquement. Une démarche présentée comme scientifique est en fait une démarche nostalgique, désuète, moralisatrice, conçue pour soutenir deux idées : les gens ne devraient pas prendre de drogues ; ils sont poussés à se droguer par des forces hors de leur contrôle.

Presque personne ne croit vraiment que nous éradiquerons l’addiction par un remède médical définitif ou même que l’addiction diminuera durant la première moitié du XXIe siècle. Il y a de nombreuses raisons toutes reconnues et non dénombrées à ce pessimisme : l’augmentation de la dépendance manifestée par les jeunes dans de nombreux domaines de leurs vies ; le sentiment culturel croissant que nous ne pouvons pas contrôler notre monde ; la substitution de remèdes médicaux et chimiques à la véritable confrontation avec les problèmes de la vie – incluant la prescription massive de médicaments aux jeunes – ; et, étrangement, l’expansion de cette même croyance dans une conception neurobiologique irrésistible de l’addiction, au moment où les gens sont exposés à l’envahissement de toujours plus de drogues, d’électronique, de médias et autres expériences intenses.

Dans les années 1980, sur approximativement 45 millions d’Américains ayant abandonné le tabagisme addictif, 90 à 95 % ont arrêté sans traitement (Fiore et al., 1990). J’ai relevé dans les années 1980 dans Psychotropes, que la rémission naturelle était l’issue habituelle des addictions (Peele, 1984). Mais la prévalence de l’auto-guérison parmi les fumeurs a tendance à décliner, n’atteignant aujourd’hui plus que les deux tiers environ de ceux qui arrêtent. D’après Chapman (2009), dans The Lancet :

Le succès actuel de la médicalisation de l’arrêt […] sape délibérément la confiance des fumeurs dans leur capacité à s’approprier un processus dont des millions d’ex-fumeurs ont prouvé qu’il fonctionne beaucoup mieux que n’importe quel autre. … le volume de recherches et d’efforts destiné à l’arrêt par voie professionnelle et pharmacologique est inversement proportionnel à celui étudiant la manière dont les ex-fumeurs s’arrêtent réellement. … Il faut que nous restaurions la confiance des fumeurs dans leur capacité à faire ce que littéralement des millions de gens ont fait.
(p. 209)

D’après le Dr Chapman, dissuader de l’idée d’arrêter de fumer de soi-même affaiblit le principal mode de rémission de l’addiction au tabagisme. Plus généralement, une croyance dans l’addictivité inévitable et incontrôlable de quelque chose contribue à l’incapacité d’une personne à cesser une addiction – la croyance des gens qu’ils peuvent mettre fin à leur habitude, rend plus vraisemblable qu’ils y parviendront [1]. Les taux d’arrêt du tabac et d’abandon d’autres habitudes addictives ne s’améliorent pas, au moment même où l’on dit aux fumeurs et aux personnes sujettes à d’autres addictions, qu’ils souffrent d’une addiction irréversible gravée dans leurs cerveaux. (Par exemple, la série de HBO « Addiction : une maladie cérébrale » est diffusée dans les lycées américains). De cette manière, l’idée d’une addiction sans échappatoire, implacable, contribue en fait à notre propension pour l’addiction par une gigantesque prophétie auto-réalisatrice. Au moment où nous affirmons voir la fin du tunnel, et entrer dans une époque où nous allons trouver le remède à l’addiction, nous arrivons en fait dans une ère où – comme l’idée de l’addiction est promue plus intensivement – les taux d’addiction continuent d’augmenter.

Note

  1. Pendant que je rédigeais ceci, je suis sorti fumer un cigare, et j’y ai rencontré mon voisin âgé de 87 ans, Miton. Milton est afro-américain. Il a quitté l’Alabama pour le New Jersey à l’adolescence. (Son frère, Monte Irvin – l’un des premiers joueurs noirs de base-ball dans les championnats de première division – est inscrit au panthéon des joueurs.) Milton est marié, il a trois enfants.
    Milton : Tu ne devrais pas fumer ça, Stanton.
    Moi : Tu as déjà fumé, Milton ?
    Milton : Oh oui.
    Moi : Tu as arrêté quand ?
    Milton : Au début des années 1970 [il avait donc la cinquantaine à l’époque].
    Moi : Qu’est-ce qui t’a fait arrêter ?
    Milton : Le prix est monté à 55 cents, et du diable si j’allais payer ça.
    Moi : Ta famille ne t’a jamais demandé d’arrêter de fumer ?
    Milton : Mon frère seulement.
    Moi : Que lui as-tu dit ?
    Milton : Tu ferais mieux d’arrêter de me parler tout de suite si tu veux que j’arrête. J’aime fumer.
    Moi : As-tu jamais refumé après avoir arrêté ?
    Milton : Jamais.
    Moi : Tu étais accro ?
    Milton : Grand dieu, non !
    Moi : Combien de cigarettes fumais-tu par jour ?
    Milton : Un paquet par jour.
    Moi : Combien d’années as-tu fumé ?
    Milton : Trente ans au moins.
    Moi : Que penses-tu des gens qui disent qu’ils ne peuvent pas arrêter de fumer ?
    Milton : Ils n’ont aucune volonté !
    Je n’ai pas expliqué à Milton qu’il avait été en fait sous l’emprise d’une addiction, il est ancré sur ses positions.

Bibliographie

American Psychiatric Association : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – Paris, Masson (quatrième édition, texte révisé) (2003).

Berridge, V. & Edwards, G. : Opium and the People: Opiate Use in Nineteenth-Century England – New Haven, CT, Yale University Press (1987).

Chapman, S. : “The inverse impact law of smoking cessation” – The Lancet, n° 373, p. 701-702 (2009).

Comité d’experts de santé mentale de l’Organisation mondiale de la santé : Les Drogues engendrant la toxicomanie : 7e rapport du Comité d’experts de l’OMS – Genève, Organisation mondiale de la santé (1957).

Fiore, M-C., Novotny, T-E., Pierce J-P. et al. : “Methods used to quit smoking in the United States” – JAMA, n° 263, p. 2760-2765 (1990).

Gawin, F-H. : “Cocaine addiction: Psychology and neurophysiology” – Science, n° 251, p. 1580-1586 (1991).

O’Brien, C., Volkow, N., Li, T-K. : “What’s in a word? Addiction versus dependence in DSM-5” – American Journal of Psychiatry, n° 163, p. 764-765 (2006).

Organisation mondiale de la santé : Comité d’experts des drogues engendrant la dépendance, 13e rapport – Genève, Organisation mondiale de la santé (1964).

Organisation mondiale de la santé : Classification des troubles mentaux et des troubles du comportement de la CIM-10 – Genève, Organisation mondiale de la santé (1992).

Peele, S. : Love and Addiction – New York, Taplinger (1975).

Peele, S. : « La dépendance à l’égard d’une expérience » – Psychotropes, vol. 1(1), p. 80-84 (1983).

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